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Horizons

Blog pluridisciplinaire travaillant dans l'interdisciplinarité


« On ne voit que ce qu'on regarde », M. Merleau-Ponty, L’œil et l'esprit, Paris, éd. Gallimard, 1964, p. 16.

Publié par GH sur 18 Mars 2020, 12:41pm

Catégories : #Notice Bibliographique

 

 

Notice bibliographique sur l'ouvrage 

 

F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, éd. Actes Sud, coll. Babel,  2011.

 

 

Couverture du livre de Frans de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, éd. Actes Sud, coll. Babel,  2011.

 

 

Bibliographie

 

Ouvrages primaires

 

F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, éd. Actes Sud, coll. Babel,  2011.

Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, éd. GF. Flamarion, Paris, 2001

B. Chapais, Aux origines de la société humaine ; parenté et évolution, éd. Seuil, coll. La couleur des idées, 2017.

A. Smith, La Théorie des sentiments moraux, Paris, éd. PUF, coll. « Quadrige », 1999.

P. Bertholot, Épistémologie des sciences sociales, PUF, 2012,

M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, éd. Gallimard, coll. Tel, 1964.

P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, éd. Seuil, 2003.

M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. Tel, 1945.

M. Gilbert, Marcher ensemble : essais sur les fondements de la vie collective, éd. PUF, 2003.

J.D. Reynaud, Sociologie des conflits du travail, Paris, éd. PUF, 1982.

E. Durkheim, (1895) « L'Etat actuel des études sociologiques en France », Les Règles de la méthode sociologique, éd. GF, 2010.

P. Tort, L'Effet Darwin ; sélection naturelle et naissance de la civilisation, éd. Seuil, coll. Science ouverte, 2008.

Y.N. Harari, Sapiens : une brève histoire de l'humanité, éd. Albin Michel, 2015.

R. Dawkins, Le Gène égoïste, éd. Odile Jacob, 2003.

M. Mauss, Essai sur le don, éd. PUF, 2012.

 

Articles

 

Zajonc, R.B., Adelmann, P.K., Murphy, S.T., et Niedenthal, P. M. (1987), « Convergence in the physical appearance of spouses : an implication of the vascular theory of emotional effference », Motivation and emotion, 11, pp. 335-346.

Roy, M.M., et Christenfeld, N.J.S. (2004), « Do dogs resemble their owners ? », Psychological Science, 15, pp. 361-363.

P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, pp. 2-3.

« Entretien avec Jan Patocka sur la philosophie et les philosophes », Jan Patocka : Philosophie, phénoménologie, politique, Grenoble, Krisis, 1992, p. 29.

P. Kopotkine, « The theory of evolution and mutual aid », The Nineteenth Century and After, 1910,  vol. LXVII, n° CCCXCV, pp. 86-107

« L'homme est un singe pour l'homme », L'Express, par Eric Dupin, 11/05/2006.

Luc Passera, « Fourmis : la division du travail entre les différentes ouvrières », Futura, 04/03/2012.

Nicolas Brisset, « Retour sur le désencastrement : Polanyi ou la science économique vue comme une institution influençant l'évolution des systèmes économiques », Revue européenne des sciences sociales, vol. 50, no 1, p. 7-39.

 

 

 

 

Introduction

 

L'ouvrage de Frans de Waal, L'Âge de l'empathie, constitue un réel apport à l'étude des sociétés animales. Primatologue néerlandais émigré aux États-Unis, ce qui l'autorise à porter un regard critique à la fois sur le modèle libéral américain et sur le modèle socialiste européen, Frans de Waal cherche à découvrir les origines de l'altruisme au sein du règne vivant. En tant que primatologue, son étude porte principalement sur les grands singes, en particulier les bonobos et les chimpanzés. Il pourrait s'agir d'un manque pour le projet de recherche consistant à mieux comprendre l'organisation de la vie sociale animale en général, étant donné la grande diversité des sociétés animales observables. A ce titre, une étude comparée des sociétés animales semble être la démarche la plus intéressante pour un tel projet. Toutefois, son propos n'est pas tant la compréhension des sociétés animales en général, mais la recherche d'une empathie, d'un altruisme, d'une conscience originelle et profonde de l'autre, inscrite chez l'animal. Cette découverte pourra ensuite être translatée à l'échelle humaine afin d'en vérifier sa portée pratique.

Le souci principal de l'auteur est de combattre le dogme évolutionniste faisant de l'homme « un loup pour l'homme », selon le mot de Hobbes, largement galvaudé par la suite, notamment par cette veine sociologique émergeant au XIXe siècle que l'on a appelée « darwinisme social ». Et, plus globalement, c'est la thèse de l'homme comme Homo oeconomicus, essentiellement rationnel et donc intrinsèquement égoïste, que ce livre entend contester. En conséquence de quoi, l'objet de ce livre sera moins l'animal en soi que l'homme pris dans son ancrage biologique, et davantage la promotion pour l'homme d'une société solidaire et authentiquement soucieuse d'autrui, qu'une analyse scientifique de l'organisation des sociétés animales.

Toutefois, comme on l'a dit, ce livre s'autorise une lecture des sociétés animales en tant que telles. Et, dans une vision résolument sociologique, une autre lecture de ce livre devient possible. En effet, selon nous, ce livre propose de réaliser l'union féconde entre le domaine des sciences sociales et celui des sciences naturelles. C'est pourquoi nous poserons la question de savoir si l'on peut raisonnablement marier ces deux champs d'étude, et, si oui, il nous faudra alors noter quelles sont les implications tant conceptuelles que pratiques sur le plan de la recherche appliquée. Mais cela est loin d'être évident. Les sciences sociales sont avant tout tournées vers l'homme, l'objet de la sociologie, de l'histoire, de l'ethnologie ou encore de l'économie, étant l'homme en tant que tel ; ces disciplines se sont fondées sur l'étude de l'homme et de ses comportements.

Proposer cette lecture nous obligera à agir avec prudence. D'une manière générale, on peut dire que la thématique consistant à étudier les rapports entre les sciences sociales et les sciences naturelles est actuellement débattue - depuis peu de temps - parmi les chercheurs, notamment en éthologie. Celle-ci se situe au carrefour de différentes disciplines, entendu qu'elle est moins une science établie qu'un champ de recherche à l'intérieur duquel plusieurs approches sont permises. L'éthologue est de fait autant concerné par la psychologie que par la phénoménologie, par la biologie que par la neurologie, ou encore par l'écologie que par la sociologie, dans la mesure où il s'agit là de pistes pour approcher un même objet : le vivant. Et c'est pour cela que les éthologues ont été parmi les premiers à promouvoir un rapprochement entre les sciences naturelles et les sciences sociales[1]. Mais qu'est-ce que signifie concrètement, dans la pratique, un tel rapprochement ? Ceux qui en font le projet souhaiteraient débusquer des formes primitives d'organisations sociales présentes à différents degrés dans le règne animal, ceci afin de vérifier certaines positions anthropologiques, parfois très anthropocentrées, vis-à-vis de l'espèce humaine. Il s'agirait en somme d'intégrer l'animal aux sciences sociales et humaines, afin d'améliorer nos connaissances sur l'homme, mais également de donner crédit à une grande quantité d'études sur l'animal, à commencer par l'étude des sociétés animales. Lorsque Claude Lévi-Strauss parle d' « universalité de la prohibition de l'inceste », il serait pertinent d'en étudier ses prolongements chez d'autres espèces, non pas pour contester la justesse de cette théorie sur les sociétés humaines, mais dans le but d'éclairer l'ensemble du règne vivant. C'est ce qu'ambitionnent de réaliser certains chercheurs, parmi lesquels nous pouvons citer Bernard Chapais actuellement[2].

De plus, et c'est à notre sens l'apport le plus intéressant de ce rapprochement, combiner une approche « naturalisante » à une perspective « socialisante » du vivant nous autoriserait à brouiller, voire à refuser la frontière dressée entre « nature » et « culture ». C'est à travers cette démarche, nous semble-t-il, que l'on peut appréhender L'Âge de l'empathie. L'étude des sociétés animales, et plus précisément la compréhension des rapports sociaux intra et inter-espèces, permet de révéler la façon dont la solidarité vient à naître au sein d'une société animale. Or, cette étude semble tout à fait pertinente pour l'étude de l'homme, car il nous sera possible de noter comment la solidarité s'agrège et quelle peut être sa fonction, du moins son intérêt pratique[3].

Quel est l'origine du lien social ? Ici, le dialogue entre sociologie et éthologie paraît convainquant. Une question proprement sociologique pourra alors être soulevée : le travail, en tant que premier objet d'étude des sciences sociales, a-t-il sa place dans le règne animal ? C'est loin d'être évident, puisque pour beaucoup d'anthropologues le travail constitue ce qui nous différencie de l'animal, en ce qu'il trace une frontière entre le monde naturel et celui des productions culturelles. Cependant, si l'on parvient à découvrir des formes de travail à l'échelle animale, alors nous devrons chercher à comprendre comment il s'opère. Pour être plus précis, nous devrons nous demander s'il y existe des preuves d'une division du travail chez l'animal, et comment celle-ci se réalise. De là, il conviendra d'interroger la légitimité de notre propre organisation du travail, et plus largement de nos structures sociales.

 

I. A la recherche des origines du social chez l'individu

 

Le livre débute par une courte préface précisant les positions de l'auteur. Voulant réaliser la critique des prétentions « sociologisantes » de la science, en particulier de la biologie, Frans de Waal rappelle que « la biologie est couramment invoquée pour justifier des sociétés fondées sur des principes égoïstes[4] ». L'individu, compris comme une somme de neurones et de réactions mécaniques, serait par nature conduit à privilégier ses intérêts au détriment du groupe. L'individu serait donc égoïste par nature. Cette biologie a irrigué plusieurs courants des sciences sociales, à commencer par le darwinisme social auquel nous reviendrons plus tard, et l'ensemble du programme économique.

L'auteur cite Adam Smith, non sans ironie, dès la première page de son texte. A. Smith est connu pour avoir écrit La Richesse des nations, livre dans lequel il vante l'égoïsme au profit de l'organisation globale de la société. De Waal cite la Théorie des sentiments moraux, ouvrage moins célèbre mais dans lequel il explique que l'intérêt personnel, si peut certes se révéler utile à la collectivité, doit être tempéré par ce qu'il appelle la « sympathie »[5]. En quoi consiste cette « sympathie » ? A Smith de répondre que « la sympathie […] ne peut être, en aucune façon, tenue pour principe égoïste »[6]. Elle est un principe actif en l'homme qui le pousse à avoir conscience du malheur et du bonheur d'autrui, ce qui l'amène à s'inscrire dans le courant des Lumières et dans le sillage de la « pitié » rousseauiste, ou de l'anti-spécisme avancé par Jeremy Bentham. L'auteur cite à nouveau Smith :

 

« Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé (il précise ainsi que le modèle de l'Homo oeconomicus qu'il a conçu est une idéalisation de l'homme[7]), il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu'il n'en retire rien d'autre que le plaisir de les voir heureux ».

Il y aurait une pulsion originelle de sympathie en l'homme, quand bien même cette sympathie apparaîtrait relativement instinctuelle. Le programme économique s'est d'ailleurs constitué sur le projet d'étudier le comportement humain lorsque celui-ci se retrouve face à ce que l'on nomme un « choix économique », c'est-à-dire lorsqu'il est confronté à une relation entre des moyens limités (l'argent qu'il possède, l'espace et le temps où il circule), et des fins illimitées (ses désirs). C'est au cours de cette discussion permanente avec soi-même, mettant en relation ce que nous possédons et ce que nous désirons, que découleront des comportements dits économiques, lesquels seront ensuite l'objet d'étude des anthropologues formalistes.

Le comportement économique est donc biaisé par un facteur artificiel qu'est l'argent. A ce titre, l'anthropologie culturelle nous dit que l'économie ne peut recouvrir le même sens et pour les sociétés primitives, et pour nos sociétés modernes, en raison du fait que la monnaie fiduciaire est une création moderne. Le troc n’entraîne pas les mêmes comportements sociaux. L'argent détermine un type de comportement, dont l'animal ou le primitif ne doivent pas avoir conscience. Il est alors possible de formuler l'hypothèse selon laquelle, en observant l'animal et le primitif, l'éthologie ou l'ethnologie parviendraient à approcher un comportement plus naturel, et donc plus originel, donc plus authentique, endémique au vivant. Selon l'auteur, l'individu est naturellement altruiste, et la société s'établit par conséquent sur un socle de solidarité positive. Il explique dans sa préface que,

 

« nous ne devrions jamais oublier qu'elle [la biologie] a aussi produit le ciment qui les [les individus] soude. Ce ciment est le même pour nous, humains, que pour de nombreux autres animaux. Être en harmonie avec autrui, coordonner des activités et s'occuper des démunis n'est pas le propre de notre espèce »[8].

L'auteur recherche un fondement biologique au social. Et, à ce titre, sa démarche est proche de celle menée par la sociobiologie, cette science voulant rendre compte des comportements sociaux à l'appui de la génétique ; il y aurait un gène de l'égoïsme qui expliquerait et justifierait les comportements égoïstes en société. L'auteur ne dit pas qu'il souhaite découvrir le gène de l'altruisme, mais il précise tout de même « vouloir passer au stade suivant et de voir si la biologie peut éclairer la société humaine ». Il parle plus loin d' « empathie biologique »[9]. Dans cette démarche, nous insisterons davantage sur la façon proprement individuelle par laquelle paraît devoir s'organiser le social, plutôt que sur la portée sociobiologique de cette analyse à laquelle nous n'adhérons pas tout à fait. En effet, la démarche sociobiologique n'est pas différente de celle mise en place par les béhavioristes ou les économistes ; le comportement originellement signifiant déployé par le vivant, qu'il soit animal ou humain, est immanquablement réifié. C'est pourquoi il est plus intéressant d'entreprendre une psychologie sociale, c'est-à-dire de comprendre le psychisme à l’œuvre au cours de l'action sociale, afin d'exprimer à la fois la raison d'être et l'origine des interactions sociales. Ceci nous permettrait de donner crédit à chaque comportement en tant qu'il doit être intrinsèquement signifiant pour l'individu.

 

[1]On peut citer l'ouvrage de Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture, éd. GF. Flamarion, Paris, 2001, qui aborde et promeut largement ce thème dans le dernier chapitre de son ouvrage, chap. VI : « vers une ethnographie des mondes animaux », p. 299.

[2]B. Chapais, Aux Origines de la société humaine ; parenté et évolution, éd. Seuil, coll. La couleur des idées, 2017.

[3]Selon Emile Durkheim, les faits sociaux ne remplissent pas nécessairement une fonction organique pour la société. D'une part, un fait social peut perdurer dans la société alors que son intérêt premier s'est dissipé. Auquel cas, il faut penser le fait social dans son autonomie, et cela est rendu possible par une lecture du fait social comme une chose et non dans sa relation contingente avec l'histoire. D'autre part, penser le fait social en terme de fonction et d'utilité revient à réduire la société à une somme d'actions téléologiques que la sociologie durkheimienne conteste.

[4]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, éd. Actes Sud, coll. Babel,  2011, p. 10.

[5]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 11.

[6]A. Smith, La Théorie des sentiments moraux, Paris, éd. PUF, coll. « Quadrige », 1999, p. 317.

[7]Pour rendre raison des comportements économiques, on a modélisé un acteur social type purement rationnel dans les choix qu'il pouvait entreprendre, qu'A. Smith, en s'appuyant sur la biologie, baptisa du nom d'Homo oeconomicus. Il s'agit là d'une abstraction essentiellement fictionnelle qui présente l'homme comme rationnel, et donc intrinsèquement égoïste, puisqu'on ne saurait vouloir rationnellement l'intérêt d'un autre que soi, cet intérêt pouvant se traduire par la recherche du maximum de gains pour le minimum d'effort. Lorsque ce dernier doit prendre une décision, il n’y a que lui qui importe en tant qu’individu, lui et ses intérêts égoïstes, lesquels sont guidés par un calcul « coûts-bénéfices » permanent.

Toutefois, le programme économique n'est pas sourd à ses détracteurs, et tente d'expliquer certains « défauts » de laboratoire par un manque d'information (qu'on pense, par exemple, au « dilemme du prisonnier » proposé par Albert Tucker fondé sur l'équilibre de John Nash, pour lequel il est dans l'intérêt du plus grand nombre de coopérer, mais où, immanquablement, on ratera le choix le plus opportun en refusant la coopération). L’Homo economicus ne peut arriver à ses fins qu'avec l'accès à une information libre et totale de la situation dans laquelle il est engagé. C'est à partir de cette information qu'il pourra ensuite choisir au mieux ce qui lui est favorable ou non.

L’Homo economicus n’est donc pas un individu réel, il est juste une figure type, une expérience de pensée, qui permet de tester des schémas économiques. Il s'agit en quelque sorte d'un « modèle normatif », nous dit Pierre Livet dans « Action et cognition en sciences sociales », Épistémologie des sciences sociales, PUF, 2012, pp. 267-316. Ce modèle a pour but de guider l'observateur. Une fois élaboré ce qu'est supposé faire cet être purement rationnel, on peut constater ce que réalise en effet l’être réel, et ajuster ensuite l'observation à la théorie. Pourtant, et c'est un problème épistémologique important, les néo-économistes et certains anthropologues ont tendance à oublier la nature fictionnelle de cet Homo oeconomicus. Comme on vient de le voir, quelques économistes vont aller jusqu'à expliquer que, si l'homme ne se montre pas au niveau de l'Homo oeconomicus, c'est à cause de l'incomplétude de l'information qu'il possède. De là, certains anthropologues, C. Lévi-Strauss en tête, vont dire que si l’homme n'arrive pas à suivre les pas de l'Homo oeconomicus, ce n'est pas parce que la théorie économique est fausse, mais c'est parce que l'homme observé n'est pas rationnel. Il proposera alors plusieurs explications à cette non-rationalité humaine, sans jamais discuter la justesse de ce paradigme. Plutôt que de changer la théorie sous laquelle on pense l'individu, les anthropologues, économistes, et autres partisans de ces modèles objectivants, vont prétendre que c'est l'individu observé qui ne colle pas à la théorie. En somme, en refusant de déclarer leur théorie fausse, ils diront que le réel a tort.

[8]Ibid.

[9]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 121.

2. Le schéma corporel comme ancrage du social dans l'individu

 

Il est évident que le corps occupe une place essentielle dans la vie psychique du sujet. Néanmoins, ce que soulève ce livre est le rôle majeur que le corps joue pour la vie sociale du sujet. Dans un chapitre politiquement nommé « Les corps parlent aux corps » (chap. 3), suivi d'un autre aux enjeux éthiques évidents, intitulé « A la place de l'autre » (chap. 4), Frans de Waal montre qu'un grand nombre d'informations se transmettent par nos corps lorsque nous sommes impliqués dans des échanges sociaux, tout cela sans même que nous nous en apercevions. Lorsque nous écoutons quelqu'un nous raconter une histoire triste, explique l'auteur, nous adoptons instinctivement une attitude compatissante, nous penchons légèrement la tête et notre visage prend des traits que nous qualifions culturellement de « tristes ». A l'auteur d'expliquer que cette attitude correspond à l'incorporation – au sens même du terme – de la détresse de notre partenaire en nous. « Ce n'est pas notre tête qui entre dans la tête de l'autre, mais notre corps qui cartographie le sien »[1].

Contre une thèse intellectualiste partisane du cartésianisme, puis du béhaviorisme, F. de Waal préfère une thèse phénoménologique intégrant la dimension relationnelle des interactions sociales. En effet, en lisant ces lignes on croirait être en contrat avec la philosophie charnelle et relationnelle du philosophe français M. Merleau-Ponty, que F. de Waal cite par ailleurs un peu plus loin : « Je vis dans l'expression faciale de l'autre, comme je le sens vivre dans la mienne »[2]. Parler à quelqu'un suppose d'échanger avec lui quelque chose de notre intériorité. Si celui à qui nous parlons ne nous véhicule aucune émotion, alors nous nous retrouvons face à un « trou noir émotionnel »[3], ce qui confirme cette intuition selon laquelle nous échangeons autant par les mots que par notre corps – mieux, le langage lui-même n'est qu'une dimension particulière du corps, comme l'écrira M. Merleau-Ponty, le corps étant détenteur de sa propre syntaxe. Le corps serait donc vecteur d'un « moi » vers un « eux », et d'un « eux » vers un « moi », le « moi » en tant qu'ipséité émergeant finalement à la jonction du sujet et du monde et pouvant être défini comme une intériorité toujours déjà ouverte sur le monde et les autres.

Afin de d'établir l'importance du corps pour les interactions sociales, Frans de Waal cite un exemple étonnant. Les couples vivant ensemble depuis plusieurs années finissent par se ressembler, et ce jusque dans leurs postures physiques. Des chercheurs en psychologie ont pris en photo des couples le jour de leur mariage, puis 25 ans plus tard. L'expérience consista à présenter à des cobayes le portrait de chaque conjoint individuellement, puis il leur fut demandé de reconstituer chaque paire sur le seul critère de la ressemblance physique[4]. Il s'avéra que les cobayes réussirent sans difficulté à apparier les portraits de couples anciens, mais pas ceux des couples encore jeunes, c'est-à-dire ceux-là qui furent pris le jour de leur mariage. F. de Waal conclut que les couples ne se ressemblent pas en raison du fait qu'ils se seraient choisis comme étant déjà similaires entre eux, mais parce qu'ils finissent par s'harmoniser l'un à l'autre au fil du temps[5]. En d'autres termes, on n'est pas apparié mais on le devient, et ce n'est qu'en faisant ensemble le chemin que l'on pourra se rendre compte de la possibilité, ou non, de composition de nos existences. C'est ce même processus qui est à l'oeuvre entre le chien à son maître[6], et qui donne des photos fameuses où des chiens arborent la même coupe de cheveux que leur maître. La domestication ne serait qu'affaire d'héritage et de processus culturels, et non d'un fait naturellement fixé dans un monde « déjà-là ».

L'homophilie, concept formulé en sociologie pour rendre compte des affiliations sociales, trouverait ainsi sa source dans le corps. Si l'on prolonge la lecture réalisée par Pierre Bourdieu des relations sociales, alors nous devons dire que le capital social des individus est impliqué dans des échanges constants avec d'autres capitaux au sein d'un même système de désirs et de rejets[7]. Cela signifie que nous allons nous rapprocher des hommes qui nous ressemblent, c'est-à-dire de ceux qui partagent l'espace social dans le creux duquel nous circulons, et se détourner de ceux qui nous demeurent trop éloignés. Or, l'accession à certains capitaux consiste en la maîtrise d'un certain nombre d'habitus, et à P. Bourdieu de définir l'habitus dans les Méditations pascaliennes par trois critères, dont l'un fait de lui « une connaissance par le corps »[8], autrement dit une incorporation du social sur laquelle nous établissons une connaissance de nous-même et des autres. On pourrait donc en conclure que les individus s'associent intuitivement en fonction des conduites corporelles que chacun réalise dans l'inconscience des structures sociales.

C'est une idée que ne soulève par F. de Waal. Nous la proposons ici simplement car elle nous permet d'associer à nouveau le champ des sciences sociales à celui des sciences naturelles, tout en étant stimulante d'un point de vue épistémologique. Mais avec P. Bourdieu nous nous situons directement en sociologie. Or, nous avions parlé plus haut de procéder à une « psychologie sociale », c'est-à-dire d'anticiper le social par le psychologique ce qui, notons-le, est une position contraire à celle proposée par Durkheim, lequel présente l'ordre psychologique comme étant de nature différente de l'ordre sociologique.

F. de Waal expose alors le cas de la « ferme des bébés » tiré de la psychologie béhavioriste et qui montre à quel point les contacts physiques peuvent être primordiaux en matière de santé psychique. John B. Watson, en tant que grand représentant du courant béhavioriste, refusait de penser la conscience et l'introspection chez le sujet vivant, qu'il soit animal ou humain. Cela le conduisit à formuler l'idée d'une nurserie où aucune stimulation physique (caresses, câlins, baisers, etc.) ne serait mise en place de sorte à ne pas éveiller ni pervertir les émotions des enfants. Tout contact physique leur étant refusé, seules des récompenses matérielles systématiques leurs seraient accordées par une mère type de substitution qui n'aurait de maternel que le nom. L'objectif était de réaliser un individu moral parfait, un nouvel « Emile » rousseauiste, là où la mièvrerie des « mères poules » et des pères laxistes avait échoué.

Cette expérience de pensée pourrait s'arrêter là. Cependant, ce type de nurseries a bel et bien existé, en Roumanie. Les orphelins roumains avaient coutume d'être placés dans ce genre d'institution copiant le modèle prescrit par J.B. Watson, et furent éduqués selon ces principes scientifico-moraux aveugles aux réels besoins émotifs et physiques des enfants. En vérité, cet exemple dramatique est une chance pour nous, il nous a permis de vérifier la validité pratique des théories avancées par les béhavioristes, en particulier J.B. Watson. Logiquement, les enfants élevés dans ces crèches béhavioristes auraient dû être en pleine forme, d'une acuité morale exemplaire et d'un développement social sans pareil. La réalité fut radicalement différente. Tous, ils avaient un « visage figé et les yeux grands ouverts et dénués d'expressions »[9]. De plus, « ils manquaient tous de résistance aux maladies. Dans certains orphelinats, le taux de mortalité avoisinait les 100%[10] ».

Cette expérience rappelle celle menée par le psychologue Harry Harlow sur des macaques rhésus. Ces deniers furent séparés de leur mère dès leur naissance, accueillant dans leur enclot deux mères de substitution côte à côte : l'une étant une simple structure en fer munie d'un biberon, l'autre étant une peluche duveteuse ressemblant à une femelle, mais dépourvue de biberon. Les singes marquèrent une préférence sensible envers la mère « peluche », davantage proche de leur mère biologique, et demeurèrent accrochés à elle alors même qu'ils s'étiraient tant bien que mal vers le biberon disposé sur la structure métallique de l'autre mère.

De là, on constata chez ces singes un attachement émotionnel évident envers leur mère biologique, de telle sorte que la plupart d'entre eux souffrirent de troubles émotionnels alors même qu'ils n'avaient pas manqué de nourriture[11]. Certains singes manifestèrent des difficultés pour se rattacher à leur communauté, une incapacité à communiquer avec les autres, ou encore des angoisses et autres comportements exagérément agressifs. C'est pourquoi notre auteur conclut que « plus que l'argent, la réussite ou la renommée, c'est le temps passé avec des amis et en famille qui nous réussit le mieux »[12].

D'instinct, le vivant est grégaire en particulier l'homme, souligne F. de Waal[13]. Mais d'où vient ce grégarisme, ou plutôt comment s'exprime-t-il ? A l'auteur de répondre : par le corps. Il formule l'hypothèse selon laquelle les émotions débutent avec le corps et finissent en lui. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'esquisser un sourire sur notre bouche pour nous sentir plus heureux, ou au contraire de froncer les sourcils et de serrer les lèvres pour sentir l'aigreur naître en nous. M. Merleau-Ponty parle du « vertige de la bouderie »[14] pour qualifier ce moment où, fâché avec un ami, nous ne parvenons plus à nous souvenir de la raison de notre dispute, mais, pris dans ce vertige émotionnel qu'est la bouderie, il nous devient impossible de faire chemin inverse, pris dans l'inertie de cette impulsion, tant et si bien que l'on se retrouve enfermé (notons que la enfermedad signifie en espagnol la maladie, dérivant du latin infirmitas) dans un mutisme irraisonné. « Le vertige de la bouderie est tel qu'elle devient bouderie contre X, bouderie contre la vie, bouderie absolue »[15].

L'émotion désignant littéralement ce qui nous met en mouvement, elle est l'impulsion dynamique que reçoit le corps dans son rapport au monde. On pourrait dire que le corps est mis en tension vers le monde à travers l'émotion, elle est la flamme qui le pousse à exister, c'est-à-dire à se mouvoir. Comme le décrit Jan Patocka, sans cesse en effort vers du monde, l'individu est a-subjectif en ce sens qu'il n'existe qu'à travers ce mouvement en direction du monde, toujours approché, mais jamais atteint : c'est ce mouvement qui va venir définir son existence, l'être du vivant étant en définitive une somme de vitesse et de lenteur. En conséquence, définir un vivant signifierait décrire la façon par laquelle il se conduit auprès du monde, et, par ailleurs, imiter quelqu'un consiste bien souvent à adopter le bon mouvement, la bonne vitesse de ses déplacements, en somme, à se placer dans son corps. 

Le corps nous ouvre aux mondes et à autrui. F. de Waal précise que la « sympathie » dont parlait A. Smith n'est pas une affaire d’intellect, de l'étude rationnelle de la souffrance ou du bonheur ressenti par autrui, mais elle commence avec la synchronisation des corps[16], cette union des corps en un même instant, laquelle « exprime les liens tout en les renforçant »[17]. Sentir nos corps se composer duplique notre entente sociale. La synchronie des corps suppose l'écoute, la compréhension et l'attention à l'autre. Seuls de véritables amis parviennent à entrer en synchronie l'un avec l'autre, jusqu'à adopter certains comportements calqués sur l'autre, comme croiser les bras en même temps par exemple.

On peut dire que deux individus en synchronie s'entendent bien, c'est-à-dire se comprennent bien sur le plan affectif. Mais, plus encore, on devrait dire qu'ils se composent bien, en un sens spinoziste ; leur mode d'existence corporel respectif entre en résonance l'un avec l'autre, et l'union des corps entraîne nécessairement l'union des esprits, entendu que les attributs « étendue » et « pensée » sont dans un rapport non pas de causalité mais d'analogie. Ce qui affecte le corps affecte dans une égale mesure l'esprit, et dire que nous sentons d'abord autrui par notre corps signifie que la compréhension que nous nous faisons de la société est à la mesure de ce que nous expérimentons des autres par notre corps. F. de Waal écrit à ce propos que « nous pénétrons sans le vouloir dans le corps de ceux qui nous entourent »[18]. C'est pourquoi il nous semble permis de dire avec l'auteur que le corps est le siège du collectif en tant que jointure entre le sentant et le senti, entre le sujet et le monde.

Cependant, si nous prenons conscience des autres par notre corps, c'est par les autres que nous apprenons à cartographier notre corps. « La coordination se construit sur l'aptitude à cartographier son corps à partir de celui de l'autre et à s'en approprier les mouvements »[19]. La cartographie corporelle est un phénomène étrange. Dès le plus jeune âge, un nouveau-né humain imitera les expressions d'un adulte en face lui[20]. Si on lui tire la langue, il en fera autant. Comment expliquer ce mimétisme quasiment instinctif ? En neurologie on parle de « résonance neuronale » ou encore de « neurones miroirs »  sans craindre l'usage de métaphores surchargées de sens. Mais, quand bien même on aurait découvert dans le cerveau de tels neurones engagés dans ce phénomène, on n'aurait rien expliqué du phénomène lui-même, c'est-à-dire du mystère par lequel « le cerveau cartographie correctement les parties du corps d'une autre personne et les intègre dans son propre corps »[21]. Il s'agit très clairement d'une position phénoménologique, et c'est tout l'enjeu de la question du corps propre que de révéler les dimensions idéalistes du phénomène corporel lui-même à travers l'identification à l'autre : le sujet cartographie le monde et autrui par l'entremise de son corps.

Parmi les nombreux phénomènes de synchronisation corporelles, nous pouvons citer le phénomène du bâillement, celui de la peur, ou encore celui du rire. L'auteur propose de comprendre le rire comme étant « un vecteur d'union, de solidarité du groupe ». Cette idée s'inscrit dans celle faisant du corps le lien entre la vie intérieure et la vie extérieure du sujet, sachant qu'il n'y aurait de vie intérieure vécue qu'en extériorité, que dans le déploiement de celle-ci dans le monde[22]. Le rire, en effet, est avant tout un rire « entre nous », ou bien un rire moqueur contre « eux », mais toujours il est fédérateur, il est adressé aux autres. Pour souligner la portée sociale du rire, il suffit de se pencher sur le chatouillement, action proprement corporelle. Le chatouille déclenche le rire, nous dit l'auteur, seulement si c'est quelqu'un d'autre que nous qui nous chatouille. Se chatouiller soi-même ne provoque aucune réaction. De plus, le rire est communicatif. Dans un esprit spinoziste toujours, F. de Waal écrit que, de même que le rire, la joie est communicative[23], cette contagion pouvant même franchir la barrière des espèces. D. Lestel rapporte dans Les Origines animales de la culture une situation où des étudiants rirent au visionnage d'un film au cours duquel on voyait des chimpanzés s’esclaffaient entre eux, et où un perroquet, se tenant dans son bureau, se mit à rire lui-aussi aux gloussements de la salle[24]. Trois espèces différentes rirent ensemble ce jours-là. Cela témoigne de la force sociale du rire.

           

3. La force de la coopération

 

Le travail est-il présent chez l'animal ? C'est une question que n'aborde pas ce livre, et pour cause : nombreux sont les anthropologues qui estiment que le travail est précisément l'une des singularités qui séparent l'homme de l'animal. Toutefois, dans le cadre de cet article et à l'appui des thèses développées par F. de Waal, nous pensons pouvoir parler d' « action collectivement organisée », un peu à la façon dont le concept d' « intentionnalité collective » permet de traduire la mise en commun de sens autour d'une activité collective. Ce « sujet pluriel »[25] qui ressort de ce type d'activité, loin d'être négocié consciencieusement, serait davantage un implicite social déterminant plus ou moins fortement les individus selon leurs espèces.

Dans le cadre des insectes eusociaux, par exemple, tels que les fourmis ou les abeilles, l'organisation sociale supplante tout individualisme. L'action collectivement organisée autour de la ruche ou de la fourmilière détermine jusqu'à la morphologie de l'individu. C'est ce que l'on appelle le « polyphénisme social », phénomène par lequel l'organisme individuel s’harmonise aux impératifs fonctionnels de l'organisme collectif.

Mais il existe une grande variété d'organisations sociales animales, et les chimpanzés en tête coopèrent au cours de tâches complexes tout en conservant leur part d'individualité. On peut noter l'exemple fameux de coopération sociale testée à la fois sur des éléphants et sur des bonobos[26]. On propose à un bonobo ou à un éléphant affamé une caisse de fruits qu'il ne peut attirer à lui qu'en tirant simultanément sur deux cordes. Ne pouvant réaliser cette tâche seul, l'éléphant et le bonobo vont alors chercher un congénère et lui indique la procédure à suivre, le réprimande si ce dernier est trop lent, et récupèrent ensuite la totalité du pactole, à savoir les fruits. Comment expliquer la compréhension du besoin de l'autre à travers la réalisation de cette action ? En d'autres termes, comment expliquer le comportement pro-social du bonobo et de l'éléphant venu aider ? Pourquoi accepte-t-il d'agir, et dans quel bel ? De plus, comment lire les différences de statut entre ces deux acteurs sociaux durant la réalisation de cette tâche ?

On serait tenté d'avancer l'idée selon laquelle la coopération comporte quelque chose de vital. L'individu se déclare à travers l'expression d'une multitude de liens sociaux, lesquels se voient être renforcés au cours d'échanges de soutiens mutuels quoique non toujours réciproques, de sorte que ce n'est pas seulement le groupe qui est consolidé via la coopération mais également l'individu en tant que sujet-pour-les-autres.

De là, on pourrait ouvrir notre propos au travail humain et discuter de son organisation sociale. D'après l'observation animale, le travail devrait lui aussi être solidaire, c'est-à-dire permettre l'union des travailleurs entre eux en un corps constitué. A ce titre, il est a noter que l'administration du travail était résolument plus solidaire au XIXème et XXème siècles qu'elle ne l'est aujourd’hui. Dans La Société du mépris, Axel Honneth explique que l'individu n'a cessé d'être isolé des autres travailleurs durant le XXème siècle, la faute à une précarité sociale de plus en plus importante. L'ouvrier ne fait désormais plus partie d'un corps solidaire de travailleur comme c'était encore le cas lors du siècle précédent. Il n'est plus d'esprit ouvrier comme il existait autrefois une conscience ouvrière. A. Honneth parle d' « invisibilité morale » pour ces individus précarisés qui n'ont plus de sol commun sur lequel s'entendre et s'étendre en vu de futures grèves et manifestations ; avec la perte de cette union sociale, c'est la possibilité même de mouvements sociaux constitués qui s'efface.

Jean-Daniel Reynaud s'est intéressé à un colloque tenu par le CNPF (qui deviendra par la suite le MEDEF) où il était question du langage utilisé dans le monde du travail[27]. L’un des objectifs de ce colloque était de trouver une solution pour que les syndicats et les salariés cessent de bloquer les entreprises par des grèves. L'enjeu du colloque était donc d'empêcher les solidarités ouvrières. C'est ainsi qu'est apparu, jusqu’à se généraliser, l'usage du terme de compétence venant remplacer l’ancienne notion de qualification. Cette dernière mobilisait un sentiment collectif ; tout le monde, au sein de l'usine, possédait les mêmes qualifications, chacun se sentait appartenir à ces qualifications comme véritable groupe social, en conséquence de quoi, si l'entreprise venait à congédier un employé, c'était l'ensemble des ouvriers qui se sentaient concernés. La compétence, en revanche, est l'affaire des individus ; elle est individuelle. L'intérêt de la compétence est de différencier un individu d'un autre sur le marché du travail. L’arrivée de la compétence a transformé totalement les relations au travail, de solidaires, les ouvriers se sont éparpillés et une « invisibilité morale » généralisée est née.

Pour les économistes comme Adam Ferguson et A. Smith, le travail est un processus autour duquel se met en place mécaniquement la société. Dans notre perspective, nous dirons plutôt que le travail est un fait social devant générer une solidarité parmi les travailleurs. La sempiternelle question de savoir qui, de la solidarité ou de la société, est arrivée en première, est une question soulevée par E. Durkheim. Dans un article paru dans la revue italienne La Riforma sociale en 1895 et publié à la suite des Règles de la méthode sociologique dans l'édition G.F de 2010[28], E. Durkheim rappelle l'existence de deux faits sociaux majeurs que ce dernier avait préalablement dégagé dans De la division du travail social et desquels toute vie collective dépendrait : « la somme des sociétés, c'est-à-dire le nombre de ses unités sociales »[29] et « le degré de concentration de la masse, c'est-à-dire la densité dynamique »[30]. Vivre sur un territoire à l'espace réduit avec un nombre plus ou moins important d'individus serait un facteur déterminant de la morphologie sociale, c'est-à-dire de la constitution des structures des sociétés.

Selon E. Durkheim, la solidarité est une représentation sociale possédant son ordre d'existence propre au niveau social, lequel diffère de l'ordre particulier au niveau psychologique. Cette thèse peut s'accorder avec l'idée d'une psychologie du social, à condition de convenir d'inter-actions établies entre le monde social et le monde psychologique. Que le monde social possède des représentations collectives qui s'imposent au niveau psychologique, comme par exemple le système de parenté ou encore l'organisation implicite de la coopération établie entre deux individus, est en cohérence avec ce que défend F. de Waal. C'est en somme ce que Margaret Gilbert appelait le « sujet pluriel », à savoir la production individuelle qui échappe au sujet qui lui donne forme. Mais il n'en demeure pas moins vrai que l'individu conserve une part d'indépendance subjective face aux structures du social dont le degré d'indépendance fluctue en fonction du type d'organisation comportementale propre au sujet vivant.

 

[1]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 22.

[2]M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, éd. Gallimard, coll. Tel, 1964, p. 146, cité par Frans de Wall, in L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit, p. 128.

[3]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 128.

[4]Zajonc, R.B., Adelmann, P.K., Murphy, S.T., et Niedenthal, P. M. (1987), « Convergence in the physical appearance of spouses : an implication of the vascular theory of emotional effference », Motivation and emotion, 11, pp. 335-346.

[5]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 23.

[6]Roy, M.M., et Christenfeld, N.J.S. (2004), « Do dogs resemble their owners ? », Psychological Science, 15, pp. 361-363.

[7]P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, pp. 2-3.

[8]P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, éd. Seuil, 2003, pp. 206-207.

[9]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 28.

[10]Ibid.

[11]C'est le même problème que soulève l'expérience désincarnée de J.B. Watson : on imagine réaliser ce qu'il convient le mieux pour le développement du sujet en parant à toute nécessité matérielle, que ce soit le manque de nourriture ou certains soucis sanitaires, mais en agissant ainsi on oublie ce qui est essentiel à l'épanouissement d'un être vivant, à savoir le partage d'émotions entre sujets.

[12]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 29.

[13]Ibid, p. 40.

[14]M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, coll. Tel, 1945, p. 208.

[15]Ibid.

[16]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 78.

[17]Ibid, p. 81.

[18]Ibid, p. 95.

[19]Ibid, p. 81.

[20]Ibid, p. 84.

[21]Ibid, p. 85.

[22]« Sans doute est-il vain de prétendre, à l'instar de Husserl dans l'une de ses phases, dresser la carte de toutes les sources intuitives de notre expérience du monde qui par essence ne se déploie pas sur un plan unique, mais jaillit de manière toujours nouvelle en tant que source historique », in « Entretien avec Jan Patocka sur la philosophie et les philosophes », Jan Patocka : Philosophie, phénoménologie, politique, Grenoble, Krisis, 1992, p. 29.

[23]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 77.

[24]D. Lestel, Les origines animales de la culture, éd. GF, 2001, p. 203.

[25]M. Gilbert, Marcher ensemble : essais sur les fondements de la vie collective, éd. PUF, 2003.

[26]Voir la conférence de Frans de Waal intitulée « Moral behavior in animals », TED Talks, 10 avr. 2012.

      URL: https://www.youtube.com/watch?v=GcJxRqTs5nk

[27]J.D. Reynaud, Sociologie des conflits du travail, Paris, éd. PUF, 1982.

[28]E. Durkheim, (1895) « L'Etat actuel des études sociologiques en France », Les Règles de la méthode sociologique, éd. GF, 2010.

[29]Ibid, p. 328.

[30]Ibid.

4. La force de coopération et la vie sociale

 

Nous avons vu que des formes primaires de solidarité existent chez l’animal. Mais une question demeure : à quoi peut servir cette solidarité d'un point de vue social ? Dans une logique purement darwinienne, la solidarité fait obstacle à la lutte pour la vie. Et c'est d'ailleurs un problème dont était parfaitement conscient le théoricien de la sélection naturelle lorsqu'il rédigea L'Origine des espèces. C'est en quelque sorte le problème de l'origine du sens moral chez l'animal  et non exclusivement chez l'homme –, sentiment qui le pousse à prendre soin du collectif au détriment parfois d'un instinct individualiste. Il fut d'ailleurs lourdement critiqué sur ce point. On peut penser à K. Marx qui pense repérer dans la sélection naturelle une légitimation du système capitaliste[1], ou encore à Pierre Kropotkine dans L'Entraide qui, en reprenant à son compte la théorie de l'évolution, veut défendre l'idée d'une association naturelle dans la lutte, et non celle d'une concurrence individuelle comme facteur déterminant pour l'évolution des espèces[2]. F. de Waal lui aussi critiquera cette lecture darwinienne du social pour trop réductionniste, mais en s'attaquant davantage aux interprétations néo-darwiniennes qu'au darwinisme original. Il défendra à ce titre une autre conception du darwinisme dans un chapitre intitulé « L'autre darwinisme » (chap. 2). Selon lui, la coopération sociale relève bien d'un intérêt à la survie, c'est pourquoi on la retrouve inscrite chez le sujet en tant qu'il est un individu essentiellement social. « La compétition fait  à l’évidence partie du tableau, mais l'homme (les loups, les primates, etc.) ne vit pas seulement de compétition »[3]. Bien au contraire, l'étape de la « réconciliation » représente une phase obligatoire et très attendue des animaux sociaux. Celle-ci produit un apaisement à l’ensemble du groupe, et pas uniquement aux seuls congénères directement impliqués dans le conflit. Si deux individus entrent en compétition, c'est le groupe dans sa totalité qui s'en trouvera affecté, un peu à la façon dont un élève peut affecter l'atmosphère de toute une classe, ou dont une dispute entre des parents attristera les enfants. En reprenant les mots d'E. Durkheim, il faudrait dire que la représentation collective qu'est la société et à laquelle tout le monde participe est malmenée au cours du conflit. En se chamaillant, ce n'est pas seulement deux individus qui se disputent, mais c'est le groupe tout entier qui est pris à témoin de leurs différends.

Ainsi, l'auteur juge que la phrase attribué à Thomas Hobbes, selon laquelle « l'homme est un loup pour l'homme », n'est pas être honnête envers les loups[4]. Les loups constituent des sociétés très hiérarchisées à l'intérieur desquelles chaque individu possède une place et une fonction qu'il  lui est propre et qu'il connaît. Si un subordonné manque de respect au dominant, il s'en suivra un rituel où le subordonné fera aveu de soumission envers le dominant. Un loup ne cherchera jamais à tuer celui qui lui a manqué de respect, si ce dernier lui est supérieur hiérarchiquement. Son intérêt individuel est le bien-être du groupe, et son rôle social n'est pas d'agresser ses congénères mais d'assurer l'harmonie de le meute. En ce sens, nous devrions plutôt dire, s'agissant de tyrans politiques ou bien de criminels, que l'homme est un homme pour l'homme. De même, quand on associe un trader sans scrupules à un « requin » de la finance, on devrait plutôt sentir qu'il ne s'agit que d'hommes aux sentiments moraux pervertis par l'argent et auxquels les requins, tout comme les loups, sont étrangers. Autrement dit, la violence que l'on croit présente dans la nature n'est bien souvent qu'une extrapolation de ce que l'on imagine nécessaire au bon fonctionnement de certaines idéologies. L'auteur écrit à ce propos que « trop d’économistes et de responsables politiques modèlent la société humaine sur la lutte permanente qu'ils croient exister dans la nature. Or ces allégations sont le fruit de leurs projections »[5].

Il est loin d'être évident que l'homme est naturellement porté vers la compétition, la concurrence, ou encore le conflit. On l'a vu, sur le plan psychologique, l'entente sociale, la cohésion sociale, les liens sociaux sont des éléments fondamentaux du bien-être individuel. Et à l'échelle de la société ce besoin d'alliance se ressent. F. de Waal cite l'exemple des attentats du 11 septembre 2001[6], mais nous pouvons prolonger cette étude avec ceux, plus récent, du 7, 8, et 9 janvier 2015, puis ceux du 13 novembre 2015. Après ces attentats, après cette violence faite à la société dans sa globalité comme représentation collective[7], on a assisté à ce que l'on a appelé l' « union nationale », laquelle regroupa tous les partis de tous les pays du monde occidental durant la dite « marche républicaine », le 11 janvier 2015.

Nous avons en nous un instinct grégaire qui nous pousse à nous réunir face à l’agresseur ; établir un « nous » contre un « eux », ce qui autorise certains penseurs à affirmer qu'à l'origine de toute société se trouverait un principe non seulement grégaire, mais également xénophobe[8]. C'est par la crainte, et donc le rejet de l'autre, qu'émerge une société comme l'institution garante de la protection de ses individus. Nous pouvons citer l'exemple des harengs qui se déplacent en bancs et dont la forme représente la réunion de tous les individus sujets en un super-individu collectif. A l'arrivée d'un requin, le banc de poisson se resserre et fuse dans l'eau comme un éperon afin de faire fuir l'attaquant, voire pour l'attaquer frontalement[9]. Il en est de même pour les oiseaux qui se regroupent en une sorte d'organisme bien vivant, là encore on parle de « super-organisme », dont les comportements fluctuent selon l'environnement – présence ou non d'une proie, d'un assaillant, etc.

Pour qualifier ces « super-organismes », les biologistes parlent de « troupeaux égoïstes »[10]. On voit bien que la formation d'une telle organisation résulte d'un intérêt individuel. Mais la formation de cet organisme suppose une conscience de l'autre comme possibilité de faire société, et une certaine soumission à l'égard du social. L'individu qui se protège d'un assaillant au milieu du groupe est littéralement noyé dans la masse. Et si certains meurent, le groupe doit continuer la fuite ou l'attaque, selon son intérêt particulier. Il ne s'agit plus de déclarer la lutte pour la survie de chaque individu comme le ciment qui compose le groupe, mais au contraire de présenter la survie du groupe lui-même comme le premier et l'unique moteur de la vie collective ; le groupe, en quelque sorte, devient hypostasié un peu à la façon dont E. Durkheim nous présentait l'autonomie des phénomènes sociaux en regard des phénomènes psychologiques. En d'autres termes, ce n'est plus l'intérêt particulier qui suppose et rend nécessaire la vie en groupe, mais, tout au contraire, ce serait la vie du groupe, première dans l'ordre ontologique, qui conditionnerait l'émergence d'un intérêt particulier pour la vie, lorsque celui-ci parvient à émerger cependant. On peut en effet raisonnablement douter d'une telle conscience de soi chez les insectes eusociaux, alors que les sociétés primates semblent autoriser l'expression de sentiments individualistes chez ses congénères. 

F. de Waal insiste longuement sur le fait que la vie sociale est avant tout le résultat d'une recherche de sécurité, et donc d'un intérêt personnel à vivre. S'opposant à Jean-Jacques Rousseau, il développe une position proche de celle d'E. Durkheim, bien qu'il ne le cite jamais. Contre le mythe rousseauiste de l'entente unanime, laquelle entraîne à considérer la société comme « un compromis négocié en permanence »[11], l'auteur rappelle que la société n'en demeure pas moins « une création naturelle »[12]. En disant cela, F. de Waal ne cherche pas à retomber dans un naturalisme anthropologique mais, au contraire, il souhaite en finir avec les théories de philosophes éloignés du terrain. La société a peut-être pour fondement l'intérêt que chacun a de vivre, mais ce sentiment est naturel, si bien que l'organisation sociale peut bien être sans cesse discutée, jamais on n'en sort complètement. La socialité, comme existential poussant l'individu a s'ouvrir sur les autres, est inscrite en chacun de nous. Il y a des étapes dans nos vies où nous dépendons plus ou moins d'autrui, et d'autres où c'est autrui qui dépend plus ou moins de nous[13]. Dans cette inter-dépendance relative, chacun nourrit le sentiment de l'autre.

Cette compréhension d'une socialité originelle à l'être vivant, puis de la vie en société mettant l'accent sur la temporalité du lien social, permet de contester la frontière arbitrairement fixée entre « nature » et « culture », puisque la production culturelle que recouvre la constitution d'une société serait elle-même un fait de nature observable partout dans le règne vivant.

 

5. Pour un darwinisme social vraiment social

 

Contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, ce n'est pas C. Darwin mais H. Spencer qui inventa le concept de « survie du plus apte » (survival of the fittest). Fondateur de ce que l'on nomma après lui le « darwinisme social  », H. Spencer tenta de faire coïncider par des raccourcis douteux la théorie évolutionniste darwinienne avec ses thèses économiques et sociales. Selon lui, la lutte pour la suivie est un élément naturel des relations sociales. C'est d'ailleurs cette lutte qui rend possible l'évolution des sociétés elles-mêmes. C'est pourquoi il dira qu'il est logique de mettre fin aux mesures assurant l'aide sociale et d'attiser au contraire la concurrence entre individus. Cette concurrence aboutirait à sélectionner les plus aptes à la survie, ce qui renforcerait ensuite la société dans son ensemble.

Si C. Darwin étudia en effet la compétition au sein d'une même espèce, celle-ci participant activement à l'évolution des espèces au cours de ce qu'il nomma la « sélection naturelle », il n'a cependant jamais encouragé un tel état social, tel que Spencer le propose. A ce titre, le darwinisme social est une excroissance au darwinisme originel. La théorie de l'évolution a servi un grand nombre d'idéologies, mais ce fut toujours au détriment de la signification initiale de cette théorie.

De plus, on sait aujourd'hui que l'entraide, et plus largement la coopération sociale, jouent un rôle majeur dans la vie des animaux. Les théories modernes de l'évolution prennent désormais en compte cette dimension sociale dans les observations qu'ils peuvent faire sur l'existence animale. Toujours dans le sillage de la sélection naturelle, laquelle conduit chaque individu à vouloir propager au plus grand nombre sa descendance, « l'aptitude à fonctionner dans un groupe et à construire un réseau de soutiens se révèle décisive pour la survie »[14]. On peut noter à ce titre les sociétés de fourmis qui fonctionnent comme un super-organisme et qui, selon certains myrmécologues, utiliseraient ses sujets pour se propager sur un espace le plus étalé possible en assurant pour chaque génération le renouvellement de reines et d'ouvrières[15]. Dans le cas des insectes eusociaux, l'importance du social se réalise au détriment de l'expression des sujets. Mais il faut garder à l'esprit que, toujours, le soupçon du social anime les comportements  les plus individuels en tant que ceux-ci émergent du terreau collectif, laissant place à une plus ou moins parfaite liberté d'entreprise.

L'auteur prend l'exemple du « partenariat » chez les primates, c'est-à-dire de l'existence d'amis avec lesquels chaque sujet va préférer manger, chasser, combattre, jouer, etc[16]. Ce partenariat, et plus largement le sentiment de la communauté toute entière, va permettre aux primates d'orienter leurs comportements vers le groupe et non vers leurs intérêts directs. C'est ce dont nous parlions précédemment lorsque nous disions que la réconciliation est une étape décisive dans les relations sociales des animaux ; ce que l'animal recherche avant toute chose est l'harmonie sociale, garante d'une tranquillité individuelle. Cela conduit les chimpanzés à n'attaquer qu'en dernier recours et à « négocier activement les relations communautaires »[17].

F. de Waal prend l'exemple de mâles chimpanzés qui peuvent attendre en moyenne dix minutes avant de charger leur rival, grattant distraitement le sol, attendant que quelqu'un intervienne. En général une femelle arrive pour ouvrir les mains au mâle menaçant, lui retire les branches et pierres qu'ils avaient ramassées, et le mâle se laisse faire sans opposer de résistance, comme s'il était soulagé de pouvoir éviter l'affrontement[18]. Le rôle du mâle alpha est d'organiser la société en intervenant lors de disputes qui auraient dégénérées. C'est un rôle de posture qui peut se révéler parfois très concret. Mais, avant tout, c'est l'harmonie sociale qui justifie sa position de mâle alpha. Et cette dominance s'exprime par une présence et un regard scrutateur, mais rarement par des affrontements comme on pourrait s'en faire une idée en partant du modèle des sociétés humaines.

A l'auteur de conclure que « les primates font preuve d'un souci communautaire. Ils s'efforcent d'améliorer la situation du groupe entier »[19]. Le mâle alpha n'est pas tout seul à agir dans l'intérêt du groupe ; chaque membre recherche l'harmonie sociale qui lui assurera une tranquillité individuelle, et pour cela femelles et mâles négocient constamment leurs rapports hiérarchiques quand il en va de l'intérêt général.

Contrairement à l'opinion que s'en font les partisans du darwinisme social, le darwinisme de C. Darwin justifie par un « mobile social » le dévouement de l'individu à la sauvegarde du groupe[20]. Étant lui-même partie du tout, il est dans son intérêt que ce tout perdure dans le temps afin que lui-même survive et diffuse sa descendance au plus grand nombre. On peut donc raisonnablement expliquer ce dévouement du sujet au groupe par un « mobile social »[21], et c'est d'ailleurs ce mobile qui est invoqué pour expliquer le comportement pro-social des fourmis ou des abeilles. Mais ce mobile seul est insuffisant pour expliquer entièrement ce dévouement. En ce qui concerne les chimpanzés, le rapport au social est davantage négocié – sans parler des sujets humains. Mais parler de « mobile égoïste » comme le font les partisans du programme économique ne suffit pas non plus[22]. Certes, nous raisonnons fréquemment selon notre intérêt personnel, mais nous avons tous besoin d'institutions communautaires pro-sociales auxquelles nous contribuons tous, comme le rappelle l'auteur en prenant l'exemple de la police nationale, de l'éducation nationale, ou encore du système de santé nationale.

A quoi tient cette harmonie sociale que chaque sujet recherche et qui est observable dans chaque société ? F. de Waal propose la règle suivante, qui peut être lue comme l'une des règles principales devant réguler l'observation des sociétés animales :

 

« Toute société a besoin de trouver un équilibre entre les mobiles égoïstes et les mobiles sociaux pour garantir que c'est son économie qui la sert et non le contraire »[23].

Par « économie » il faut entendre une critique adressées précisément aux économistes. Ceux-ci estiment que l'économie fonctionne comme une sphère autonome, indépendante de la sphère du politique. Il suffirait de fournir suffisamment d'informations aux acteurs du marché économique pour que la société parvienne à réguler économiquement et moralement son organisation. Par la libre concurrence économique, les mœurs vont elles-aussi s'autoréguler, c'est-à-dire s'harmoniser. Or, l'auteur indique que cette pensée conduit les acteurs à dépendre de leur marché, à devenir esclave de leur économie, dans la mesure où le marché se dote d'un arrière-fond d'autonomie. Et c'est justement cette autonomie qui serait responsable des crises financières, explique Karl Polanyi, ce type de crises se produisant lorsque la sphère économique se désencastre trop de la sphère politique[24]

On peut également lire le terme « économie » dans sa dimension sociale, plutôt que dans sa dimension capitaliste. Originellement, l'économie désignait les règles d'entretien du foyer. Les enjeux de dépenses et de recettes demeurent, mais l'économie grecque suppose un contact direct avec le foyer dont on a la charge. On peut donc comprendre que l'équilibre à rechercher entre les mobiles égoïstes et les mobiles sociaux est précisément l’œuvre de l'économie, à savoir veiller à la pérennité de la bonne marche du groupe en tempérant ses désirs égoïstes pour favoriser ceux du groupe. L'économie, c'est-à-dire les règles du foyer, sont en vérité des règles tacites que chacun doit respecter, ceci pour la sauvegarde du groupe autant que pour son intérêt personnel, le groupe devant toujours assurer l'intérêt de chacun en accomplissant l'intérêt de tous, et tel est le sens de la recherche de cette harmonie sociale menée par F. de Waal, à savoir « garantir que c'est son économie qui la sert et non le contraire ».

 

[1]P. Tort, L'Effet Darwin ; sélection naturelle et naissance de la civilisation, éd. Seuil, coll. Science ouverte, 2008.

[2]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 55., P. Kopotkine, « The theory of evolution and mutual aid », The Nineteenth Century and After, 1910,  vol. LXVII, n° CCCXCV, pp. 86-107, que l'on peut consulter en accès libre à l'adresse suivante : http://books.openedition.org/enseditions/5117?lang=fr#text

[3]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 20.

[4]« L'homme est un singe pour l'homme », L'Express, par Eric Dupin, 11/05/2006.

      URL : https://www.lexpress.fr/culture/livre/le-singe-en-nous-bonobos-le-bonheur-d-etre-singe_821283.html

[5]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 19. Nous engageons le lecteur à poursuivre cette lecture critique des observations anthropocentrées des interactions animales avec l'ouvrage de Baptiste Morizot, Les Diplomates : Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject Éditions, coll. « Domaine Sauvage », 2016. 

[6]Ibid, p. 29.

[7]C'est ce qu'exprime bien le slogan « Je suis Charlie ». Derrière l'attaque commise à l'encontre d'un journal en particulier, c'est la liberté d'expression en général qui a été touchée. Or, par cette atteinte faite à l'une des valeurs fondamentales de l'idéologie occidentale, c'est la société dans son ensemble, comme somme de valeurs collectivement partagées, qui fut affectée. Autrement dit, « tous les citoyens participant de l'idéologie occidentale » étaient Charlie ce jour-là, qu'ils soient résidents en Amériques, en Grande-Bretagne, en Espagne ou en Israël, les politiques locales n'étant finalement rien d'autre que des émanations de la même structure institutionnelle plus générale.

[8]Y.N. Harari, Sapiens : une brève histoire de l'humanité, éd. Albin Michel, 2015, p. 233.

[9]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 29.

[10]Ibid, p. 37.

[11]Ibid, p. 39.

[12]Ibid.

[13]Ibid.

[14]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 55.

[15]Voir l'article de Luc Passera, « Fourmis : la division du travail entre les différentes ouvrières », Futura, 04/03/2012.

      URL : https://www.futura-sciences.com/planete/dossiers/zoologie-fourmi-secrets-fourmiliere-1404/page/5/

[16]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 57.

[17]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 57.

[18]Ibid.

[19]Ibid, p. 58.

[20]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 60.

[21]Ibid.

[22]Ibid.

[23]Ibid, p. 62.

[24]Nicolas Brisset, « Retour sur le désencastrement : Polanyi ou la science économique vue comme une institution influençant l'évolution des systèmes économiques », Revue européenne des sciences sociales, vol. 50, no 1, p. 7-39.

Conclusion

 

Pour conclure, nous proposons de revenir sur la problématique que nous avons présentée en introduction : peut-on regrouper les sciences sociales et les sciences naturelles dans un ensemble plus large ? Nous avons tâché de montrer la pertinence de cette question dans notre présentation, F. de Waal indiquant que des passerelles peuvent effectivement être faites. Ainsi écrit-il que « l'altruisme a évolué pour servir l'intérêt personnel, notamment s'il s'adresse à des proches ou à des membres du groupe disposés à rendre la pareille »[1]. Pour deux raisons, cette affirmation nous intéresse.

En premier lieu, elle dit que l'altruisme possède bel et bien une origine intéressée. Poursuivant l'analyse d'un darwinisme authentiquement social, l'auteur nous explique que l'altruisme est un comportement qui, pour perdurer, a dû favoriser celui qui l'exécutait. L'origine de l'altruisme, ainsi que la société comme on l'a vu, est de nature individualiste et négociée. Mais les cadres évolutifs n'empêchent pas une initiative des sujets. Si l'altruisme a pour origine la satisfaction d'un besoin personnel, cela ne veut certes pas dire que nous nous entraidons uniquement par égoïsme. L'auteur conteste à ce propos les démarches sociobiologiques visant à démontrer l'existence d'un « gène égoïste »[2] qui serait au fondement des interactions sociales. En plus du fait qu'aucun gène de cette nature n'a encore été découvert, une telle conception de la société comme accomplissement d'un programme génétique exclut dangereusement toute entreprise individuelle. L'auteur rappelle que la biologie doit maintenir à l'écart le gène de la motivation, la biologie de la psychologie. Deux sujets pratiquant le coït ne le font pas avec un calcul de coût-intérêt, avec le dessin évolutionniste d'assurer une descendance ; ils font l'amour. Accoler la génétique à l'existentiel c'est ignorer les passions subjectives des sujets vivants, bien vivants.

En second lieu, nous pouvons ouvrir l'étude de l'altruisme à sa dimension sociologique. On peut en effet comprendre l'altruisme sous la thématique sociologique du don et du contre-don, et sous la dimension du donner-recevoir-rendre que Marcel Mauss étudia dans son Essai sur le don[3]. On pourrait dire que l'altruisme, compris comme la recherche d'un intérêt personnel, correspond au « potlatch » des sociétés de la côte pacifique d'Amérique du Nord. La participation au groupe servirait l'intérêt tout personnel du sujet à la vie ; c'est toujours un individu qui contracte avec un autre sous le regard de la société. On pourrait dire que le sujet intègre la société qu'en tant qu'il y trouve une satisfaction, celui de l'affirmation de sa puissance. Mais un autre type d'échange a été étudié par M. Mauss, la « kula ». Ici, il s'agit moins de l'intérêt individuel que celui du groupe qui est pris en compte au cours de l'échange. Des tribus vont s'échanger un collier par exemple qu'elles retourneront ensuite l'année suivant à celui qui le leur a offert. Cet échange n'est pas effectué en faveur de la puissance du sujet mais en vue du renforcement commun des liens entre les deux tribus. L'altruisme, s'il possède une part naturelle d'égoïsme, n'en demeure pas moins intrinsèquement tourné vers autrui et le groupe, de même que la société peut à la fois renfermer une part de « potlatch » et une part de « kula ».

La question du don chez l'animal est intéressante et litigieuse, car certains disent que l'animal n'échange pas. Je pense qu'on peut observer des échanges authentiques chez l’animal, notamment lors de parades sexuelles, en gardant toutefois à l'esprit les nuances symboliques à opérer entre l'organisation des échanges humains et l'organisation des échanges animaux. Plus que de dons, il faudrait plutôt parler de « prestations sociales ». Je pense qu'on peut dire que le don, au sens de « prestations sociales », n'est pas étranger au monde animal, entendu que l'animal intègre un espace proprement social et que le don est un phénomène purement social. Deux postures s'offrent alors à l'animal : soit il souhaite asseoir son pouvoir, et alors il va être entraîné dans des parades tendant vers le « potlatch », comme c'était le cas des bonobos et des éléphants « utilisant » un congénère pour tirer à eux une caisse de fruits ; soit l'animal cherche avant tout l'harmonie sociale, et alors c'est l'entente intra-sociale qui prévaut autant que l'entente extra-sociale, c'est-à-dire la possibilité de nouer des liens sociaux avec d'autres sociétés animales, comme dans les cas de commensalismes, de symbioses ou encore de mutualisme.

Finalement, pour répondre à la question de savoir si les sciences sociales doivent se marier aux sciences naturelles, nous pouvons laisser la parole à F. de Waal lui-même lorsque ce dernier écrit dans les toutes dernières lignes de son chapitre intitulé « L'autre darwinisme » :

 

« si la biologie doit façonner le gouvernement et la société, nous devons au moins dresser un tableau complet, abandonner la version en carton-pâte proposée par le darwinisme social et regarder ce que l'évolution a réellement mis en place »[4].

Et à l'auteur de conclure par cette question : « quel genre d'animaux sommes-nous ? »[5]. Sous cette question rhétorique se cache l'invitation à sentir la « bête » qui est nous, cachée derrière le masque plein de duplicité que l'homme civilisé s'est placé devant le visage, et qui demeure inconnu aux animaux.

 

[1]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 69.

[2]R. Dawkins, Le gène égoïste, éd. Odile Jacob, 2003.

[3]M. Mauss, Essai sur le don, éd. PUF, 2012.

[4]F. de Waal, L'Âge de l'empathie ; leçons de la nature pour une société solidaire, op. cit., p. 73.

[5]Ibid.

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